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François Durand-Dastès à son domicile parisien, dans le 17e arrondissement, le 23 novembre 2021. © Géographie-cités

Entretien avec François Durand-Dastès, géographe et climatologue

François Durand-Dastès a été sollicité par Total pour rédiger une contribution dans le magazine interne de l’entreprise en 1971. Dans cet article intitulé « La pollution atmosphérique et le climat », il dénonce l’impact négatif de la production des énergies fossiles sur le climat et la perspective, à terme, d’un réchauffement climatique global dû aux activités anthropiques. Cet article est le point de départ d’une étude publiée par deux historiens et un sociologue dans la revue scientifique Global Environmental Change, en novembre 2021, montrant que Total Energies, bien que consciente des risques dès 1971, a mis en doute les données scientifiques qui menaçaient ses activités.  Dans cet entretien, le géographe et climatologue revient sur quelques notions fondamentales développées dans cet article et livre quelques enseignements que l’on peut en tirer maintenant.

Né en 1931, agrégé, professeur de géographie à l’Université Paris 7, François Durand-Dastès est un spécialiste de l’Inde et climatologue reconnu. Ses travaux de recherche portent sur l’eau, l’industrialisation et l’écologie des sociétés humaines. François Durand-Dastès est membre du laboratoire Géographie-cités.

Géographie-cités : Quand Total vous demande une contribution pour ce numéro consacré à l’environnement, êtes-vous connu comme un spécialiste du climat et du réchauffement climatique ?

François Durand-Dastès :  en 1971, j’étais maître assistant à l’Université de Paris 7 où j’enseignais la climatologie et la question de la circulation des polluants. J’avais étudié la climatologie pendant dix ans et fait mon premier voyage en Inde en 1961, à Puna où se trouvait l’India Meteorological Department (IMD), qui fait partie des centres météorologiques spécialisés dans la prévision des cyclones tropicaux pour l’océan Indien et  de tous les aspects de la mousson indienne.

A cette époque, on ne parlait pas tellement de réchauffement climatique mais surtout de pollution, les grands thèmes étaient les particules et les pluies acides, très nocives pour les forêts et dont le mécanisme semblait très injuste, puisque les retombées acides se faisaient en dehors de la région d’origine. On expliquait souvent les niveaux de pollution, dans la presse en particulier, par le volume des polluants déversés localement. Or, d’autres facteurs, parfois largement négligés, interviennent : les mouvements horizontaux et verticaux de l’air, qui conditionnent la dispersion ou la concentration des polluants dans l’atmosphère locale La concentration des polluants est favorisée par l’absence ou la faiblesse du « vent synoptique » et/ou par la stabilité de la masse d’air, qui dépend de sa structure thermique verticale … J’évoque le rôle essentiel de ces facteurs pour la pollution dans l’article de Total information et j’accorde beaucoup de  place au problème de la stabilité verticale.

Géographie-cités : Vous évoquez les climats à fort potentiel de pollution et citez le cas de Los Angeles, l’une de des villes les plus polluées du monde. Pouvez-vous nous expliquer les mécanismes en jeu dans ce phénomène ?

François Durand-Dastès : L’industrie, dans la première moitié du XXe siècle, s’était développée dans des régions bénéficiant d’une circulation d’air assez rapide. Los Angeles, à l’époque souvent citée pour ses niveaux élevés de pollution, était un cas significatif mais encore assez rare de ville avec de fortes sources de polluants (émissions des usines et circulation automobile importante), installée dans une région à fort potentiel de pollution,

Une question demeurait cependant, que je posais dans l’article de 1971 : qu’allait-il se passer quand l’industrie et d’autres sources de pollution, comme la circulation automobile, s’installeraient dans des régions surmontées pendant des mois par des anticyclones dans lesquels l’air, très stable, crée un halo de pollution, notamment sur les villes ?

Ces craintes ont été largement confirmées depuis, par exemple par les épisodes de pollution grave à Delhi ou Pekin – entre autres…

Dans cet article, je n’ai pas employé le terme d’effet de serre mais j’en décris très clairement le fonctionnement. L’effet de serre est une condition de la vie sur la terre. Le problème grave actuel est celui de » l’effet de serre additionnel, » c’est-à-dire l’augmentation de cet effet par les émissions croissantes de  « gaz à effet de serre », notamment du gaz carbonique, qui joue un grand rôle dans l’équilibre thermique de l’atmosphère car il agit sur l’absorption de la radiation d’onde longue émise par la surface terrestre, échauffée par les radiations d’onde courte provenant du soleil.

On parle toujours du CO2, mais il y a d’autres gaz à effet de serre. On oublie souvent d’en mentionner un, très important : la vapeur d’eau. Son rôle est très complexe, car l’eau change d’état dans l’atmosphère.  Il y a tout un jeu de processus contradictoires. D’une part, la vapeur d’eau et les  nuages augmentent l’effet de serre car ils contribuent au blocage de radiations d’onde longue sortantes. Mais, par ailleurs, les nuages réfléchissent la radiation d’onde courte « entrante », et freinent ainsi l’échauffement de la planète. Les météorologistes ont eu du mal à établir les bilans de ces effets opposés.

Par ailleurs, la vapeur d’eau fonctionne comme un « carburant » de la circulation atmosphérique. : l’évaporation est conditionnée par une absorption de chaleur, chaleur qui demeure à l’état latent dans la vapeur d’eau et qui reparaît lors de la condensation (on parle de « libération de chaleur latente »). Ce mécanisme joue un grand rôle dans des phénomènes météorologiques importants. On peut citer l’exemple du cyclone tropical : de l’air qui s’est fortement chargé en vapeur d’eau sur un océan tropical chaud se dirige vers une petite dépression ;  un mouvement ascendant s’amorce et il s’intensifie rapidement grâce à la libération de chaleur latente ; à son tour, l’ascendance intensifie la dépression, donc l’arrivée d’air humide etc. Ainsi fonctionne une « boucle d’interaction positive », à l’origine de phénomènes très violents comme les cyclones tropicaux mais aussi, par exemple, les orages de l’automne méditerranéen. IL n’est pas impossible que les bilans radiatifs plus fortement positifs dus à l’effet de serre additionnel n’accentue ces phénomènes violents.

« A ce moment, l’objectif politique majeur était d’assurer l’indépendance énergétique de la France, ce qui impliquait que la production d’énergie fossile soit assurée par une société française. Les questions relatives à l’environnement commençaient tout juste à retenir l’attention des décideurs et de l’opinion. »

Géographie-cités : Quelle a été la réaction de Total à le lecture de cet article ?

François Durand-Dastès : Total a publié l’article sans modification, je crois me rappeler que j’ai été rémunéré. Il faut replacer cette publication dans le contexte des années 70 : à ce moment, l’objectif politique majeur était d’assurer l’indépendance énergétique de la France, ce qui impliquait que la production d’énergie fossile soit assurée par une société française. Les questions relatives à l’environnement commençaient tout juste à retenir l’attention des décideurs et de l’opinion.  Le « rapport Meadows » date de l’été 1971 et  le livre qui en est issu, »the limts of growth » a été publié l’année suivante.

Géographie-cités : Quel regard portez-vous sur la situation climatique aujourd’hui ? Quelles seraient les mesures urgentes à prendre dans les prochaines années pour contenir le réchauffement climatique dû aux actions anthropiques, notamment à la consommation d’énergies fossiles ? Quelle(s) source(s) d’énergie privilégier ?

François Durand-Dastès : La situation climatique est sans aucun doute inquiétante, on ne peut pas imaginer aujourd’hui que l’effet de serre additionnel ne puisse modifier certains équilibres à l’échelle mondiale et avoir des effets majeurs. Le « climato-scepticisme » n’est plus possible. Pour autant, il faudrait éviter d’associer automatiquement au mot « climatique » le mot » changement », comme tend à le faire la presse. Les influences du climat, de ses caractères et de ses fluctuations, sont un phénomène ancien.

D’autre part , on peut regretter qu’il y ait une  dimension souvent négligée : l’accroissement démographique : l’humanité, avec sept milliards d’individus, a besoin d’énergie.

Or, l’essentiel de l’énergie produite dans le monde l’est encore par combustion de carbone. En particulier, une grande partie de l’électricité est produite par ces combustions, sources de CO2. On oublie trop que la voiture électrique diminue certes  l’émission de particules mais n’a qu’un effet limité sur le réchauffement si l’énergie qu’elle utilise provient de centrales thermiques. Sauf dans les régions où la production a d’autres sources que les combustions, comme la désintégration de l’atome ou l’hydro-électricité. Il faudrait éliminer les centrales thermiques. Mais par quoi les remplacer ?

Le vent ? L’éolien n’est pas très efficace et pose le problème énorme des matières premières utilisées pour la fabrication des éoliennes, en particulier les terres rares.

L’énergie marée motrice est très puissante mais sa « capture » demande des infrastructures complexes. Une seule usine marée motrice a été construite en France, celle de la Rance, il y a plusieurs dizaines d’années.

La  capture directe de l’énergie solaire exige des espaces importants et n’est pas efficace sous toutes les latitudes.

L’énergie nucléaire pose le difficile problème du traitement des déchets.

Quant à la biomasse, son exploitation est possible mais elle prélève une ressource à vitesse de renouvellement limité. Dans le passé, le chauffage au bois a été le grand destructeur des forêts.

Le personnage d’Astrov [médecin qui plante des arbres et les recense N.D.R.L.], dans la pièce Oncle Vania de Tchekhov (1896), ne dit-il pas, déjà : « quand j’entends bruire ma jeune forêt, plantée de mes propres mains, j’ai conscience de ce que le climat, lui, aussi, est un tant soit peu en mon pouvoir et que si, dans mille ans, les hommes sont heureux, eh bien, ce sera aussi, un tant soit peu, ma faute à moi » ? Et il préconise l’ouverture en Russie de mines de charbon pour épargner les forêts…

« Nous n’avons pas le droit de dire aux indiens de produire moins, ils ne peuvent pas produire moins ! »

La solution serait sans doute l’économie d’énergie. Mais la population a des besoins en énergie qu’on ne peut nier. L’Inde de 1955 comptait 500 millions d’habitants, elle en compte 1,4 milliards aujourd’hui et pourtant, la situation alimentaire est plutôt moins mauvaise, grâce à l’agriculture issue de la « révolution verte » rendue possible par l’irrigation, les pesticides, l’utilisation des engrais chimiques et de variétés améliorées, techniques consommatrices d’énergie. Chacune de ces composantes du système a des inconvénients et l’on cherche d’autres solutions. Mais s’il faut, comme on dit souvent, « produire mieux », il est impossible de produire moins. Nous n’avons pas le droit de dire aux indiens de produire moins, ils ne peuvent pas produire moins !

Géographie-cités : Vous concluez votre article par un appel à intégrer les réflexions sur le climat et la pollution dans les solutions d’urbanisme et la planification industrielle : « La recherche sur les rapports entre climats et pollution doit permettre de mieux saisir les coûts qu’elle fait peser sur les collectivités ; elle peut aussi servir à suggérer des solutions d’urbanisme, de planification industrielle souvent moins chères que le traitement systématique des sources de polluants – et sans doute plus efficaces dans bien des cas ». Quelles seraient les pistes de progrès dans ces domaines ?

François Durand-Dastès : Aujourd’hui, on place beaucoup d’espoir dans les forêts urbaines le « verdissement » des villes, les murs végétaux… Verdir les villes est certainement une solution d’urbanisme qui permettrait d’éviter aux habitants des villes des situations extrêmement inconfortables. Le chauffage, les façades qui « piègent » en quelque sorte les radiations, tout contribue à créer des îlots de chaleur urbains. Or, la végétation diminue l’échauffement.

En ce qui concerne la planification industrielle, on a beaucoup préconisé de déplacer les sources de pollution en tenant compte de la direction des vents dominants. Il semble que le développement des filtrages et plus généralement l’évolution des techniques a joué un rôle plus important qu’on ne l’imaginait dans les années 70.

Télécharger F. Durand-Dastès. La pollution atmosphérique et le climat in Total Information N°n 47, 1971, pp. 12-19 

Télécharger C. Bonneuil, P.-L. Choquet, B. Franta «  Early warnings and emerging accountability: Total’s responses to global warming, 1971–2021″, 19 octobre 2021 inGlobal Environmental Change.

Lire aussi : Géographie-cités. Science Vs lobbying : Total, Elf et le changement climatique, 20 cotobre 2021.

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