Couvertures de brochures espérantistes publiées à Varsovie en 1888

Dates : 2020 – 2021

Responsable du programme au sein de l’UMR : Denis Eckert

Équipe de l’UMR impliquée : PARIS

Financement : EHESS, fonds recherche, appel à projets 2020

Transversalité concernée : Données et protocoles dans les humanités numériques

Description : Dès l’apparition de l’esperanto en 1887, ses promoteurs développent une propagande multilingue pour populariser cette « langue internationale ». Le projet est de numériser les brochures publiées dans les «langues naturelles» entre 1887 et 1892 pour promouvoir l’esperanto, des documents dispersés dans des bibliothèques européennes et israéliennes, et constituer ainsi un corpus pour l’analyse de la diffusion de l’idée espérantiste.

Pendant les premières années d’existence de l’esperanto, son créateur Ludwik Zamenhof (1859-1917) et les premiers adoptants de son projet publièrent de très nombreux textes pour promouvoir mais aussi mettre en pratique l’idéal de la lingvo internacia, une langue neutre destinée à favoriser la communication internatio-nale (Korzhenkov, 2009). Bien que l’esperanto ne soit pas devenu le standard de communication universel rêvé par les fondateurs, c’est néanmoins la seule des très nombreuses «langues construites» à ne pas avoir disparu, à l’inverse de ses concurrentes comme le Pasilingua, le Volapük,l’Ido, ou la Langue bleue. Après 133 ans d’existence, la langue est parlée et écrite — certes par de petits groupes — dans toutes les régions du monde; et l’organisation internationale des espérantistes (Universala Esperanto Asocio) fondée en 1908 est toujours active. Les premiers moments de ce mouvement singulier sont pourtant assez peu étudiés, si l’on met à part des ouvrages relevant de l’érudition amateur, riches d’information mais difficilement exploitables. Récemment, les travaux du chercheur russe A. Korzhenkov ont néanmoins beaucoup solidifié le terrain pour l’étude de la période de fondation jusqu’à la guerre de 1914, avec sa biographie de Ludwik Zamenhof (en anglais 2009, version plus complète en esperanto 2011). Cet ouvrage privilégie une approche diachronique, centrée sur le personnage fondateur, son entourage, ses réseaux, ainsi que sur la progressive organisation du mouvement jusqu’en 1905, année décisive de consolidation (premier Congrès mondial).

Nous proposons d’appréhender dans une perspective différente les premières années de l’espérantisme. La naissance et la diffusion de l’esperanto s’inscrivent en effet dans le contexte de la «Première Mondialisa-tion», où l’ensemble du monde connaît une forte intensification des échanges économiques distants , des flux d’investissement à longue portée. Les capacités de communication internationales se développent con-sidérablement avec la pose des câbles transatlantiques (réellement fonctionnels après la Guerre de Sécession, ils se multiplient et se perfectionnent dans les années 1870-1880). Un élément supplémentaire est le développement corrélatif des organisations internationales. L’Union télégraphique internationale (1865) puis l’Union Postale Universelle (1874) sont les premières organisations officielles d’échelle mondiale, tandis que les associations ouvrières se structurent dans le même temps (1865, Première Internationale). Les années fondatrices de l’esperanto (1887-1892) s’inscrivent d’ailleurs précisément dans le moment historique qui voit la fondation de la Deuxième Internationale (1889).

Notre objectif est de contribuer à inscrire la naissance du mouvement dans cette perspective de la «première mondialisation», de la structuration de mouvements et d’organisations internationaux, et de la diffusion / circulation rapide d’idéaux universalistes dans ce contexte.

Objectifs généraux

Composante, symptôme ou produit de l’esprit de la Première mondialisation, l’espérantisme sera caractérisé, dès les origines, par une active propagande multilingue: il s’agit pour ses promoteurs de décrire la langue nouvelle et d’expliquer le projet dans le plus de langues possible, pour toucher un public véritablement inter-national. Ainsi, entre 1887, date de parution des quatre premières brochures explicatives (en russe, polonais, français et allemand) et 1890, trente-six ouvrages rédigés en seize langues différentes seront publiés.
C’est donc ce phénomène de diffusion du projet espérantiste via des brochures publiées dans les «langues naturelles» que nous souhaitons documenter avec précision. Ce corpus est certes loin d’être inconnu. On connaît avec une grande précision la liste des imprimés publiés à partir de 1887. En effet, dès les toutes pre-mières années, les espérantistes constituèrent un catalogue détaillé des publications reconnues par le mouve-ment, leur attribuant un numéro de série en principe invariable. A la fin de 1892, cinquante-neuf ouvrages divers (livres, brochures, fascicules) avaient été édités, puis approuvés par L. Zamenhof . Des exemplaires de tous ces documents furent conservés à Varsovie pendant plusieurs décennies, jusqu’aux destructions de la Seconde guerre mondiale . Certains documents sont rédigés entièrement en esperanto et, en tant que tels, ne font pas partie du cœur du corpus. Mais la grande majorité est rédigée dans les langues «naturelles» exis-tantes et l’analyse comparée de leurs contenus permettrait de documenter l’effort de diffusion fait en direc-tion du public international, ainsi que le travail d’adaptation et d’explication du projet espérantiste en fonc-tion des spécificités supposées des communautés linguistiques-cibles.
Ce point n’a jusqu’ici jamais été étudié. Ni Korzhenkov (2009), pourtant le plus documenté des auteurs, ni Künzli (2010), ou plus anciennement Boulton (1960), ne se sont penchés avec précision sur les variations de contenus de ces différents opuscules. Au contraire, les auteurs en question, s’ils analysent, et parfois avec une grande précision, les contenus de la première brochure de 1887 (dont les quatre éditions paraissent res-pectivement en russe, polonais, français, allemand en quelques mois), ils ne se penchent jamais sur les docu-ments ultérieurs, dont la liste est parfois citée, mais toujours de manière incomplète, et sans entrer jamais dans les détails.

Or quelques sondages dans ce corpus nous convainquent que les variations / adaptations en direction d’un public précis sont présentes, et sont parfois très importantes. La brochure en letton publiée en 1890 propose ainsi un petit groupe de textes sur les pays Baltes: par exemple une chanson lettone traduite en esperanto, ou une description de la ville estonienne de Tartu. De manière plus notable encore, la brochure Die Velstprakhe publiée en yiddish en 1888 par Naftali Najmanovich, un proche de Zamenhof, comporte de nombreuses adresses explicites au peuple juif qui mériteraient une analyse poussée .
L’ensemble de ce corpus multilingue mérite donc une analyse cohérente en parallèle. Il s’agit à terme d’analyser la mobilisation internationale qui a pu pousser des personnes motivées issues de lieux et milieux très différents à s’investir dans la présentation du projet espérantiste dans leur langue nationale, et des efforts qu’ont fait ces militants de la première heure pour argumenter la cause auprès d’une communauté linguistique et/ou culturelle donnée. Mais, si l’on peut énoncer maintenant cet objectif ambitieux, celui-ci suppose de réunir un groupe de chercheurs additionnant leurs compétences linguistiques pour couvrir l’ensemble du champ du corpus, et le préalable évident est de rassembler et d’organiser ce corpus.

Nous avons fait un travail préliminaire systématique sur un sous-ensemble du corpus, les 17 petits diction-naires esperanto-langue cible (15 langues au total) qui furent édités entre 1887 et 1890, notamment en s’appuyant sur les ressources de la Bibliothèque Nationale d’Autriche (Collection des Langues Construites) qui abrite la plus grande collection mondiale de documents liés à l’histoire de l’esperanto, et qui mène une politique active de numérisation de ses fonds. Mais un certain nombre de ces documents, qu’il a été possible de localiser peu à peu, étaient dispersés entre Londres, Jérusalem, Lyon etc., et il a fallu les faire numériser peu à peu pour enfin avoir la possibilité d’une analyse en parallèle. Nous souhaitons réutiliser et généraliser cette approche sur l’ensemble des documents espérantistes de la période 1887-1892. La phase initiale est donc celle de la numérisation (2.2).

La numérisation

L’accessibilité des 59 documents considérés est très variable :

– Une part très significative d’entre eux (40) est dans le fonds viennois, mais tous ne sont pas numérisés. Cer-taines numérisations de la Bibliothèque d’Autriche, un peu anciennes et parfois de qualité insuffisantes ;
– quatre documents sont pour l’instant impossibles à localiser ;
– onze opuscules au total doivent être numérisés en haute définition.

Le catalogage précis du corpus

Après la phase de numérisation, il sera procédé à un catalogage complet des documents rassemblés. L’idée est de parvenir à la constitution d’un métacatalogue permettant de localiser les exemplaires originaux qui ont été numérisés, avec les permaliens et éventuellement l’accès direct aux copies numériques proposées par les bibliothèques. Ce métacatalogue sera déposé sur HAL-SHS et intégré à la collection Esperanto-Historio. Nous proposerons également de l’enrichir pas à pas aux années ultérieures en collaboration avec la Bi-bliothèque Nationale d’Autriche, en liaison avec le conservateur de la Collection des Langues Construites. Il serait d’ailleurs très intéressant de localiser progressivement tous les exemplaires existants des brochures appartenant au fonds de bibliothèques publiques: il s’agit de documents généralement très rares. Il sera mal-heureusement impossible de déposer les copies numériques de ce corpus sur un site en libre téléchargement. Certaines institutions restreignent les conditions de réemploi de ces fichiers. Un horizon ultérieur, mais loin-tain, serait le dépôt en ligne des contenus textuels (eux libres de droits) dans un format descriptif adapté du type TEI (Text Encoding Initiative).