Ivan SavchukIvan Savchuk, ancien chercheur à l’Université de la Défense nationale d’Ukraine, située à Kyiv, est expert en géographie économique.

Il poursuit actuellement ses recherches en France, au laboratoire Géographie-cités. Il participe au programme franco-allemand Limspaces (2021 – 2024).

Bonjour Ivan, vous êtes en France depuis le 3 avril dernier. Comment s’est déroulé votre arrivée ? 

Quand la guerre a éclaté, nous avons été réveillés par les explosions de bombes et les missiles qui avaient frappé le bourg voisin. Cela est été un choque énorme. Ce jour-là, j’ai reçu des appels téléphoniques de mes amis français qui m’ont proposé de m’accueillir en France avec ma famille.
Pendant le premier mois de la guerre en Ukraine, nous avons on vécu avec des amis qui avaient fui Kyiv avec leurs enfants à cause des bombardements et avec ma mère. Puis, ils sont partis en Ukraine occidentale, à partir de ce moment, nous avons pu organiser notre trajet vers la France.

Je suis arrivé avec ma famille via la Pologne et l’Allemagne. Je veux remercier à Denis Eckert, Catherine Gousseff, Julien et Pierre Thorez, Éric Denis, Jakob Vogel, Caroline Moine, qui ont organisé le transfert en train de Varsovie à Paris et le séjour de ma famille en France. C’est un périple qui restera gravé dans mémoire pour toujours. Quand nous sommes arrivés à Paris, nous avons compris qu’ici on pourrait ne plus avoir peur des alertes aériennes, des bombardements et cesser d’exercer une vigilance de tous les instants.

Dans quel cadre avez-vous été accueilli à Géographie-cités ? Quelle est votre situation actuellement ? Comment se passe votre travail de recherche ?

J’avais déjà été accueilli une première fois au laboratoire Géographie-cités, en 2019, dans le cadre d’un stage de chercheur de haut niveau proposé par l’Ambassade de France en Ukraine. A l’époque, nous avions décidé de continuer notre recherche commune, ce qui s’est concrétisé par un projet de recherche. Je devais revenir au Campus Condorcet pendant l’automne 2022, mais la guerre a tout bouleversé.
Quelques temps après le début de la guerre en Ukraine, le programme PAUSE a été lancé pour soutenir les chercheurs ukrainiens réfugiés en France. J’ai pu déposer une demande de dossier pour en bénéficier.
J’ai commencé travailler à Géographie-cités début juin, dans le cadre du projet de recherche «Régions et citoyens d’Ukraine face à la guerre : approche géographique de l’impact de l’invasion russe ».  Ce projet est intégré au programme ANR Limspaces et permet d’analyser les conséquences de la guerre en Ukraine.

Vous avez écrit, avant l’invasion russe, avec Denis Eckert, chercheur à Géographie-cités, un article intitulé « Le(s) pont(s) de Crimée avant 2014. Les discontinuités d’une longue histoire ». Quels enseignements peut-on tirer, à partir de cet exemple, des relations entre la Russie et l’Ukraine ?

L’idée d’analyser l’histoire du pont de Crimée, dans ces différents avatars, est venue en examinant les changements de la situation géopolitique en Ukraine liés à l’occupation russe de la Crimée. Ce pont est plutôt un symbole de puissance qu’une infrastructure ordinaire, comme les autres ponts européens. Construire un pont par le détroit de Kertch a toujours été lié à une géopolitique expansionniste d’un empire. En effet, ce pont n’a aucun sens en temps de paix car il n’y a pas de flux de marchandises et d’ humains suffisamment importants entre les deux rives.

« Cette guerre est très liée avec les idées de restauration d’une Grande Russie, idée qui domine dans les discours officiels russes. »

L’empire totalitaire aime les projets pharaoniques qui montrent sa force. Cette guerre est très liée avec les idées de restauration d’une Grande Russie, idée qui domine dans les discours officiels russes. L’Ukraine a déjà été en guerre avec la Russie de 1918 à 1921, avant de devenir un État indépendant en 1991. Donc, les ressemblances sont évidentes, cette question de l’existence de l’Ukraine comme pays indépendant se posait déjà il y a cent ans.

« Un citoyen ukrainien sur trois a changé de domicile. Derrière ce chiffre, il y a les drames de familles divisées, l’exil, la douleur de perdre ses proches. »

Le 24 février 2022 a brisé la vie des Ukrainiens ordinaires en deux – la vie normale, désormais du domaine du passé et les épreuves sévères – un présent que nous devons supporter. Un citoyen ukrainien sur trois a changé de domicile. Derrière ce chiffre, sont les drames de familles divisées, l’exil, la douleur de perdre ses proches.

Que pensez-vous des alertes concernant une crise alimentaire au niveau mondial, dû à l’arrêt des exportations notamment de blé en Ukraine ? 

Avant la guerre, l’Ukraine a été un des leaders de l’exportation de céréales et d’autres produits alimentaires. L’économie nationale est très liée au marché mondial. Les exportations de matières premières, et de blé avant tout, sont la principale source de devises étrangères pour l’Ukraine. Quand la marine russe a bloqué les ports maritimes d’Ukraine, cela a provoqué d’abord des problèmes en Ukraine. Dans le cadre de notre projet de recherche, nous analysons la capacité de l’Ukraine à satisfaire la demande mondiale en céréales durant ce conflit.

« Si la Russie décide de ne plus assurer le transport des déchets nucléaires vers ses centres de traitement, l’Ukraine ne pourra plus produire d’électricité. »

La guerre en Ukraine a réveillé les craintes liées au nucléaire : quels sont les risques liés à l’occupation d’une centrale, hier Tchernobyl, aujourd’hui Zaporijjia, toujours sous contrôle russe ?

Les risques de destruction de centrales nucléaires sont forts à cause des tirs de missiles à longue portée. Les forces d’artilleries ne suffisent pas pour détruire une centrale, mais sont suffisantes pour créer une contamination radioactive, car on peut détruire les conteneurs qui conservent les déchets nucléaires, notamment ceux qui contiennent les déchets liquides.

La centrale nucléaire de Zaporijjia, la plus grande d’Europe, produit plus de 25% de l’électricité en Ukraine. Si on cessait la distribution d’électricité produite par la centrale, cela provoquerait d’énormes problèmes pour les civils et ce, dans une zone très vaste. Près du site de la centrale nucléaire de Zaporijjia, il y a un centre de stockage, de tri et de premier traitement de ce type de déchets, avant leur transport vers la Sibérie. L’Ukraine n’a pas de centre de traitement des déchets nucléaires. Continuer à faire fonctionner Zaporijjia suppose non seulement de transporter les piles à combustibles produites par Rusatom (1) mais aussi de  récupérer et traiter les déchets radioactifs  produits par la centrale. Si la Russie décide de ne plus assurer le transport des déchets nucléaires vers ses centres de traitement, l’Ukraine ne pourra plus produire d’électricité.

(1) Rusatom est l’unique fournisseur de piles à combustibles pour toutes les centrales ukrainiennes.

Lire aussi

Denis Eckert et Ivan Savchuk. Le(s) pont(s) de Crimée avant 2014. Les discontinuités d’une longue histoireMappemonde, 133 | 2022.

Les mots de la guerre : les « Orques », ou la désignation de l’ennemi russe en Ukraine, Desk Russie, 29/4/2022: Denis Eckert et Ivan Savchuk